Souffler les mots - Irisyne

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Magie et sorcellerie

   

L'auberge enchantée Martine Philippe, mai 2007.

 

 

L'auberge enchantée

 

Cette nuit-là, les habitants de Bourderien, charmant petit village de la Vallée verte, n'avaient pas pu dormir. Un vent effroyable, soulevant les toitures pourpres, tordant les arbres, lardant les semailles, les avaient tenu éveillés jusqu'au petit matin.
Les éléments déchaînés comme jamais et les cris d'une nature torturée, épuisée par une lutte sans merci contre les rafales herculéennes de la tempête, semblaient annoncer des évènements dramatiques… un danger imminent…
La bourrasque enfin calmée, des branches arrachées jonchaient le sol, des tuiles brisées étaient éparpillées çà et là et un brouillard épais, sinistre, ajoutait une note sombre au paysage tourmenté.
Au bout de quelques heures, une apparente quiétude s'installait, contrastant étrangement avec les violences de la nuit.
Soudain, le ronflement d'un vieux moteur se fit entendre. Émergeant du brouillard, tous feux allumés, le minibus du jeudi qui transportait chaque semaine des touristes à l'hôtel du "Bon Chemin" venait de s'immobiliser sur la place.
Derrière les vitres du véhicule, sept voyageurs, assis, dévisageaient les passants, scrutant intensément chacun de leurs gestes, sans dire un mot.
Le chauffeur sortit prestement du véhicule pour décharger les bagages, puis, un à un, les voyageurs s'empressèrent de gagner l'hôtel.
Quelques minutes seulement s'étaient écoulées depuis l'arrivée de ces sept mystérieux personnages suscitant une atmosphère étrange qui serrait le cœur et faisait froid dans le dos.
Les jours qui suivirent présagèrent les troubles et les funestes épreuves qui allaient bouleverser le ravissant petit village jusqu'alors si paisible et si serein.

Amédée, le garde champêtre du village était un bon vivant. Adepte du bon mot, d'une gaieté déconcertante, sa bonhomie faisait plaisir à voir.
Son péché mignon, sa petite faiblesse envers la "bonne chère", il l'assouvissait immanquablement, chaque dimanche, lorsqu'il prenait son repas de midi à "l'Auberge des sept Fées."
Une table, près de la fenêtre, lui était réservée. Madame Poulardet, la patronne, ne cachait pas son inclination pour le garde champêtre. Toujours aux petits soins pour lui, elle lui confectionnait de savoureux petits plats dont Amédée, fin gourmet, se délectait avec volupté, lançant de temps à autre, des regards pleins de gratitude envers sa bienfaitrice.
Devant lui, les précieux mets défilaient : les trois entrées, spécialités de la maison, une salade gourmande et fines herbes, de belles asperges délicatement ficelées par de fines tranches de jambon cuit au torchon puis une julienne de céleri aux truffes.

Madame Poulardet, un petit sourire malicieux au coin des lèvres, apportait ensuite le plat que l'on dit de résistance, dont le fumet caressait délicieusement les narines, un succulent magret de canard caramélisé aux pêches accompagné d'une fricassée de légumes du jardin.
Enfin, instant sublime, apparaissait dans un écrin de porcelaine précieuse… le dessert : une exquise tarte aux pommes, décorée de deux boules de glace granitées sur lesquelles était érigée une cascade de crème fouettée. Tout le repas était arrosé du meilleur vin dont l'arôme rappelait le fruité du raisin.
Amédée dégustait savoureusement, par petites gorgées, le précieux élixir, sans l'avaler dans un premier temps, afin d'en apprécier encore les délicieuses sensations gustatives.
Ce jour-là, une silhouette furtive se dirigeait vers l'Auberge des sept Fées et quelques secondes plus tard, l'inconnu prenait place à une table, tout près du débonnaire garde champêtre qui crût reconnaître l'un des nouveaux voyageurs de l'hôtel du "Bon Chemin".
Amédée, repu et ravi, engagea la conversation avec l'étranger qui venait d'entrer et qui le dévisageait avec insistance.
Les deux hommes échangèrent quelques propos pendant une heure puis le voyageur s'en alla subrepticement, laissant Amédée, tout à coup las, effondré, assis sur sa chaise, la tête entre les mains. Un tel accablement faisait peine à voir et le comportement apathique inaccoutumé du garde champêtre effraya Madame Poulardet.
Dès lors, Amédée ne fut plus jamais le même. Il se mit à grossir. Il mangeait, mangeait, toute la journée, des brochettes de filet de bœuf mariné, des brouillades d'œuf aux truffes, des fricassées de ris de veau au porto, des tranches de gigot à la fleur de thym, des tagliatelles au foie gras ou au gorgonzola, et puis des poissons savoureux, des dos de merlu aux moules, des rougets barbets aux olives noires, du saumon à la vinaigrette au pastis… et des desserts, sans compter : des brioches fourrées aux raisins, des crêpes au miel et aux noix, des figues au coulis de framboise, des marrons glacés aux macarons, des poires au chocolat, des crèmes aux mille saveurs et des vacherins glacés aux fruits de saison…
Amédée enflait à vue d'œil. Sa démarche était lourde, son ventre ballonné. Sa bonne humeur légendaire ayant disparu, il devenait de plus en plus amer et morose mais sa gloutonnerie ne paraissant pas avoir de fin, atteignait son paroxysme.
Amédée mourut un dimanche matin alors qu'il se rendait une dernière fois chez Madame Poulardet. On retrouva le pauvre homme au corps bouffi, étendu sur le ventre, au milieu du chemin et pour le transporter, il fallut bien dix hommes solides…

Elle était toute frêle dans sa robe noire, la "mémé Augustine". Toujours curieuse de tout, elle se délectait des conversations, opinant de la tête et interrompant parfois ses interlocuteurs par des "Vous avez bien de la chance".

Chaque mardi matin, trottinant sur la place du marché, légère et pimpante, ses yeux de furet à l'affût "des nouveaux", Augustine saluait ses voisines, Mesdames Lepic et Cornu et Monsieur Favraz, le maire du village.
L'étranger qui effleura son bras, ce matin-là, attisa la curiosité de la vieille femme. Leurs regards s'étant croisés, Augustine, intriguée par ce nouveau venu, ne put s'empêcher de lui adresser la parole.
Leur entretien dura longtemps mais au fur et à mesure qu'ils conversèrent, Augustine parut rapetisser… De temps en temps, elle inclinait la tête et murmurait "Vous avez bien de la chance."
Le mardi suivant, les villageois ne virent pas la vieille femme, ni les autres jours d'ailleurs. Atteinte d'un mal mystérieux, Augustine, aigrie et solitaire demeurait chez elle. Ses amies ne la comprenaient plus. Elle se fâchait tout rouge dès qu'un événement heureux dans le village lui était rapporté.
Envieuse, soupçonneuse, ses yeux lançaient des éclairs. Son corps même semblait se transformer, souffrant de mille maux. Sa laideur reflétait son âme noire, tourmentée par la jalousie.
Ce fut inéluctable. Un mardi matin, Mesdames Lepic et Cornu la découvrirent avec effroi, dans son jardin. Étendue à même le sol, le teint livide, les yeux révulsés. La haine qu'elle nourrissait depuis quelques semaines avait eu raison de son pauvre corps meurtri.

Maître Frédéric, le vieux musicien, professeur de piano et de chant, menait ses élèves à la baguette. Ses cours aussi studieux que joyeux étaient très fréquentés : chants et musique entremêlés harmonieusement composaient les sonorités mélodieuses qui s'échappaient des fenêtres de sa maison dénommée par les villageois, la "Maison des Arpèges."
Maître Frédéric, enorgueilli par sa renommée qui dépassait largement la Vallée, affichait, dans la salle des cours, ses diplômes et de nombreux articles de presse relatant ses représentations en tant que pianiste dans des villes aussi célèbres que Paris, Naples, Londres, Berlin, Moscou, Tokyo, etc.
Le vieux musicien possédait plusieurs pianos dont l'un à queue qu'il affectionnait particulièrement.
Ce vieil instrument en ébène recouvert d'un vernis remarquable, aux dents nacrées, avait été fabriqué dans une petite ville de l'Ontario. Sous son couvercle dressé, virevoltaient les plus merveilleux sons musicaux qui enchantaient Maître Frédéric.
Le vieil homme ne connaissait pas le nouvel élève qui venait d'entrer dans la " Maison des Arpèges", et de toute façon, ce dernier était de passage, résidant depuis peu à l'hôtel du " Bon Chemin. ". Il souhaitait néanmoins profiter de son séjour pour parfaire ses études de piano.
Accoudé sur le piano à queue, le Maître de musique, médusé, regardait les mains de l'étranger qui ondulaient sur les touches blanches du clavier.
Cette étude divinement interprétée, le vieil homme ne la connaissait pas mais elle semblait le transporter dans un autre monde.

Dans un autre monde ! Maître Frédéric avait fini par faire le voyage. Son caractère avait tellement changé depuis la visite de l'élève mystérieux que personne ne fut étonné de sa mort. On le retrouva écroulé sur son piano de prédilection.
Depuis quelques semaines, le vieil homme se prenant pour le plus grand virtuose du siècle s'était laissé dévorer par un orgueil démesuré.
Houspillant sans cesse ses élèves, méprisant sa femme de ménage et ses voisins, il n'avait eu que dédain et arrogance pour toute autre personne que lui-même.

Chaque matin, Octave, le petit homme à tout faire du village, ouvrait ses volets à neuf heures puis jetant un coup d'œil furtif aux alentours retournait se coucher. Non, Octave n'était pas un fainéant mais il aimait bien dormir, tout simplement.
Il se sentait enclin à la rêverie et dès qu'il était réveillé, il peignait ses songes sur des toiles, à grands coups de pinceaux.
Depuis toujours, il transposait son univers, ses pensées, tout un imaginaire fabuleux sur des tableaux multicolores.
De temps en temps, les villageois le voyaient flâner, indolent, tenant sous son bras, des croquis et une palette de couleurs.
Hélas, la mort, elle aussi, rôdait et elle faucha Octave. Sa rencontre avec l'un des voyageurs de l'hôtel avait précipité sa fin. Le petit gars atteint d'une maladie de langueur qui le cloua au lit ne se releva jamais plus.
On découvrit, près de lui, sur un chevalet, une dernière toile sur laquelle, on discernait, peint en noir, le chiffre 7…

Monsieur et Madame Hirdonnet vivaient dans un appartement situé au-dessus de l'école. Monsieur Hirdonnet, était l'instituteur du village. Il possédait une autorité naturelle sur les élèves de sa classe dans laquelle on entendait souvent les mouches voler.
Sa femme, Madame Hirdonnet, timide et effacée, se complaisait dans son intérieur. Habile couturière, elle confectionnait elle-même ses vêtements et achetait tous ses tissus au meilleur prix. Elle était d'excellents conseils auprès des autres femmes du village et leur enseignait l'art de décorer leur maison à moindre frais.
La vie s'écoulait, paisible, pour Monsieur l'instituteur et son épouse jusqu'au jour où leur rencontre avec un couple inconnu, près de l'Hôtel du " Bon Chemin " en décida autrement. Dès lors, ils ne cessèrent de se quereller. Monsieur Hirdonnet, le visage menaçant, la respiration bruyante, les lèvres tremblantes, gonflé par la colère, rugissait dès qu'il s'adressait à sa femme. Cette dernière, de plus en plus méfiante et cupide, refusait de lui donner un seul euro. Elle entassait tous les objets de valeur qu'elle possédait, comme des trésors, dans une pièce et empêchait quiconque d'y pénétrer.
Leur vie misérable prit fin le jour de Noël, lors d'une interminable dispute. On les retrouva, tous les deux, gisant sur le sol, leur ultime altercation s'étant achevée dans un combat mortel.

La beauté d'Aimé, sa bonté, son esprit délicat et son allure athlétique faisait de lui, un homme presque parfait, très convoité par la gente féminine.…
Le destin était en marche. Aimé, lui aussi, fit connaissance avec le septième voyageur de l'Hôtel du "Bon Chemin ".
Quelques semaines s'écoulèrent avant le drame… Le jeune homme, emprisonné par un maléfice, était méconnaissable.
Trop occupé à briser les cœurs des femmes, le sien était devenu sec et son âme libertine et dissolue le condamnait inéluctablement. Il ne vit pas le danger qui le menaçait et succomba d'une mort sordide, assassiné par un mari jaloux.

Les villageois n'en finissaient pas de questionner Monsieur le Maire. Ces sept trépas soudains et surtout les circonstances horribles de chacun d'entre eux semblaient être issus d'une terrible malédiction.
Monsieur Favraz, désemparé, se décida à rendre visite à Madame Poulardet réputée pour ses dons divinatoires. Celle-ci ne fut pas étonnée de sa venue.

"Je vous attendais, Monsieur le Maire ", lui dit-elle, " Il faut absolument agir et le plus rapidement possible. Repassez demain, je vous expliquerai ".
Madame Poulardet avait six sœurs. Elle les réunit toutes dans son auberge le soir même.
"Mes sœurs", murmura t-elle, le moment est venu, pour nous, de recouvrer nos pouvoirs. Notre charmant petit village, vous le savez, est en danger depuis l'arrivée des sept voyageurs mystérieux. La dernière toile de notre bon Octave nous a éclairée sur les drames qui nous affligent. Ces sept individus personnifient les péchés de l'humanité : la gourmandise (Madame Poulardet tressaillit en pensant à Amédée), l'envie, l'orgueil, la paresse, la colère, l'avarice et la luxure.

Les envoûtant par des sortilèges méprisables, ces ignobles personnages ont assassiné nos sept amis en transformant leur petit défaut ou faiblesse par des péchés mortels. Si nous n'intervenons pas tout de suite, ils poursuivront leur funeste dessein en nous décimant tous. Mettons-nous à l'œuvre, mes sœurs, pour annihiler les pouvoirs de ces maudits sorciers et les faire disparaître à jamais. "

Madame Poulardet et ses sœurs étaient des fées. Toute la nuit, elles consultèrent de vieux grimoires enchantés qui recelaient tous les secrets extraordinaires pour délivrer des sortilèges et conjurer le mauvais sort.

Le lendemain, à l'aube, Madame Poulardet confiait à Monsieur Favraz, sept formules magiques que celui-ci devait remettre personnellement à chacun des voyageurs.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Les sept personnages lugubres ne se méfièrent pas de Monsieur le Maire. Ils eurent à peine le temps de lire, chacun, leur formule magique qu'une ombre noire les enveloppa. Puis la terre s'ouvrit devant eux et les avala tous les sept, d'un coup, dans un puissant grondement, sous les yeux éberlués de Monsieur Favraz.

…Le soleil resplendissait et projetait ses mille faisceaux dorés sur le petit village qui sommeillait encore, rasséréné et confiant.

A l'auberge des sept fées, Madame Poulardet s'affairait. Elle avait renouvelé sa carte des menus, proposant désormais sept formules " magiques " à sa fidèle clientèle…

FIN

Martine PHILIPPE 

 

 

 

    

 


 

 

 

 

 



01/10/2008
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